Alain Decaux de l'Académie française
Alger, 24 décembre 1942.A la veille de Noël, un soleil de printemps baigne la << Ville blanche>>. Qui sous le bleu cru du ciel,pourrait croire que le monde est en feu? Dans la cour du palais d'Eté, siège du Haut-Commissariat, une voiture s'arrête peu après 15 heures.L'amiral François Darlan--soixante et un ans,petite taille,crâne dénudé,nez busqué, yeux bleus sous d'épais sourcils--en descend. Suivi du capitaine de frégate Hourcade, son chef d'état-major, il se dirige vers l'entrée du pavillon où sont installés ses services. Les deux hommes s'engagent dans le corridor qui permet d'accéder à leurs bureaux respectifs.
Dans l'antichambre,un jeune homme attend,mince et d'allure presque enfantine. Bizarrement, par ce jour de grand soleil, il tient en main un parapluie soigneusement roulé. Laissant l'Amiral entrer dans son bureau, Hourcade gagne le sien. Tout à coup,derrière lui,il entend un coup de feu. A peine a-t-il le temps de faire volte-face et un second coup part. Hourcade se rue dans le bureau de l'Amiral et le voit, laissant échapper un faible gémissement, glisser vers le sol. Déjà, l'on accourt: l'aspirant Albert Maury, le capitaine de corvette Robert Montagne, futur professeur au Collège de France, et bientôt l'amiral Battet.
Le jeune homme de l'antichambre est là, debout, figé,le revolver à la main. Hourcade bondit vers lui. Le jeune homme se dérobe,saute par-dessus le corps de Darlan. Hourcade le poursuit,le saisit à la gorge et au poignet. Les voilà accrochés l'un à l'autre, mêlant leurs forces et leurs souffles. Le jeune homme parvient encore à tirer. La balle effleure la joue du capitaine de frégate. Echappant à l'étreinte, le meurtrier se projette lui-même dans un angle de la pièce.Il tire sur Hourcade, le frappe en haut d'une cuisse. Surgissent le chauffeur de l'Amiral, des gardes. Le jeune homme s'élance vers la fenêtre, curieusement laissée ouverte.Il cherche à bondir dans le jardin. On ne lui en laisse pas le temps. L'aspirant Maury le saisit par une jambe, l'immobilise. On le frappe. A demi évanoui, Hourcade entend pour la première fois la voix du meurtrier, une voix jeune suppliante:
--Ne me tuez pas!
Dans une immobilité qui laisse présager le pire,l'amiral Darlan gît sur le dallage. Ses yeux ouverts, un filet de sang coule de sa bouche. Emporté à l'hôpital, il mourra sans avoir repris connaissance.
L'antichambre est pleine de policiers; on pousse le jeune homme dans le bureau des plantons, juste au-dessous du bureau de Darlan.On le presse de questions: il prétend s'appeler Morand. De fait,la carte d'identité que l'on trouve sur lui, ainsi qu'un passeport parfaitement en règle portent son nom. Il ne faudra guère de temps pour que l'on sache qu'il se nomme Fernand Bonnier de la Chapelle.
Pourquoi a-t-il tué l'Amiral?
François Darlan était fils d'un notaire devenu député de Lot-et-Garonne,sénateur-maire de Nérac,ministre de la Justice. Son grand-père,Sabin Darlan, était capitaine au long cours. Son arrière-grand-père,Antoine Darlan,quartier-maître canonnier, avait connu les pontons britanniques après avoir,à Trafalgar,survécu à la perte du
Redoutable.Le pére d'Antoine, Jean Darlan,capitaine au long cours, commandait en 1792 un voilier dénommé
Le fils unique.L'Amiral aimait à rappelait que c'est du
Redoutable qu'était partie la balle qui tua Nelson.
Dès son entrée à Navale,la carrière de François se révèleexemplaire.Combattant courageux de 1914-1918,il sort premier,en 1925,des Hautes Études navales avec ce satisfecit:"Un des chefs de la Marine de demain" Tantôt commandant à la mer,tantôt appartenant à des cabinets ministériels, contre-amiral à quarante-huit ans, il ne ressent bientôt qu'une ambition:redonner à la France une primauté maritime qu'elle a perdueau cours des âges.Poursuivant ce but avec acharnement auprès des différents gouvernements et responsables de la Marine,remarquablement soutenu par un ministre tel que Georges Leygues,préconisant sans cesse la mise en chantier de nouvelles unités, travaillant littéralement "au corps" parlementaires et journalistes,appuyé par la franc-maçonnerie dont il est dignitaire,il sera le principal artisan de cette nouvelle Marine qui,en 1939,fera l'admiration du mondeet suscitera la jalosie des Anglais,nos éternels rivaux sur mer. A la suite d'un autre grand serviteur de notre flotte, l'amiral Durand-Viel,il est promu en 1937,par le gouvernement du Front populaire,chef d'état-major général de a Marine puis amiral de la Flotte,titre que la République ressuscite pour lui.
En 1939-1940,il commande en chef les forces navales françaises,mène à bien la difficile retraite de Dunkerque et devient, le 16 juin 1940,ministre de la Marine dans le gouvernement Pétain.