PIERRE LAVAL, VICE-PRESIDENT DU CONSEIL

PIERRE LAVAL, VICE-PRESIDENT DU CONSEIL.
--Comment ai-je pu me tromper à ce point!
Alain Decaux de l'Académie française
--Comment ai-je pu me tromper à ce point!
Dans le petit bureau tapissé de soie bleue qui, au château de Sigmaringen, avait été celui du Kaiser Guillaume II, Pierre Laval tient entre ses mains un rapport sur la Conférence de Yalta. Dans cette petite ville de Crimée, le sort du monde vient de se jouer entre Staline, Roosevelt et Churchill. Ce qui apparît désormais certain, c'est que le bloc allié ne présente aucune fissure. L'union paradoxale de la capitaliste Amérique et de la Russie communiste ne se dissociera pas avant que l'Allemagne nazie ait été anéantie.
--Comment ai-je pu me tromper à ce point!
L'ancien secrétaire général du Gouvernement de Vichy, Jacques Guérard, écoute sans surprise l'aveu d'un homme qu'il comprend et qu'il plaint.Il n'y a que peu de temps que Guérard,expulsé de Suisse,a dû rejoindre la capitale de la? collaboration? en exil.Il a cinquante-deux ans,il est grand, solide,large.Il garde closes ses lèvres minces.Ses yeux gris ne quittent pas le Président.Il l'observe,il écoute--il retient.
Pierre Laval a maigri.Son cou flotte dans le col mou de sa chemise mais l'allure,le visage,le regard restent inchangés. Il a revêtu l'un de ses éternels costumes croisés à rayures, Dans la journée,ils sont gris; le soir,bleu marine ou noirs. Sur la chemise crème, la célèbre cravate blanche. Un vieux truc, un conseil de Briand,lors des débuts du jeune Auvergnat dans la politique:
--Faites-vous remarquer. Quelque chose, dans votre tenue,un détail attaché à votre personne,dont on puisse se souvenir.
Pierre Laval a choisi la cravate blanche.
Il reprend le rapport sur la conférence de Yalta,secoue la cendre de sa cigarette:une Balto.Il se refuse à changer de marque.Ici, à Sigmaringen, c'est l'ambassadeur Abetz qui lui fournit ses cigarettes favorites. On les fait venir de France, par la Suisse,en grandes quantités.Dès le réveil,Laval porte à ses lèvres violacées sa première cigarette.Il ne pose la dernière qu'au moment de s'endormir. Son chauffeur se souvient que,durant un voyage de Vichy à Paris--entre trois heures et demie et trois heures quarante-cinq de route--son patron fumait,au minimum,quatre à cinq paquets. Mais il ne laissait se consumer que la moitié de la cigarette. A l'arrivée à Matignon,c'était, de la part du service d'ordre et des huissiers, une telle ruée vers les cendriers de la voiture,que M.Jacques, le chauffeur, avait dû établir un roulement.
--Comment ai-je pu me tromper à ce point!
Le bustre est légèrement penché en avant.La mèche grise, peignée vers la gauche, glisse sur le front. On serait tenté, devant le teint basané, d'évoquer un malade atteint de jaunisse: mais non, cela vient de sa mère, Claudine,la robuste paysanne de Chateldon, ce petit village d'Auvergne où Pierre a vu le jour,au matin du 28 juin 1883, peu avant 10 heures. Nez fort, lèvre lourde,yeux noirs légèrement bridés,visage bistré, Claudine Laval les avait déjà reçus en partage.Même au milieu des monts,la physionomie du petit Pierre étonnait tant que,dans l'unique rue du village,les enfants le poursuivaient en l'appelant <>. Jeu dangereux: le jamaik devenait facilement furieux et ses poings se révélaient solides
Des érudits locaux,à l'affût des traditions et des légendes, prétendent qu'un camp de prisonniers sarrazins avait été installé à Chateldon au retour des Croisades. Ce qui demeure plus sûr,c'est qu'au IX siècle les Sarrazins guerroyèrent dans le pays. Et qu'il existe en Auvergne un bourg appelé Les Arméniens.Quand Laval rencontrera Staline, beaucoup seront frappés par une indéniable ressemblance morphologique entre le Géorgien et l'Auvergnat.?
Le grand-père Laval ne savait pas lire.A Chateldon,le père était à la fois boucher,aubergiste et maître de poste:cinq chevaux? dans l'écurie pour une carriole permettant de relier, à travers la montagne, le village à la gare de Ris ou à celle de Puy-Guillaume , parfois à Vichy.Dès ses onze ans, après le certificat d'étude, Pierre a soigné les chevaux et conduit la carriole.Plus question d'école. Un garçon, au village, est fait pour aider le père. Si Pierre a pu étudier,c'est en conduisant les chevaux.Ils connaissaient l'itinéraire. Pierre attachait les rênes à la manivelle du frein et se plongeait dans la lecture de DE Viris illustribus,prêté par le curé Peloux.
Entre l'auberge de Chateldon et la soie bleue du bureau de Sigmaringen,s'inscrit un destin qui a permis à Pierre Laval de passer, à la force du poignet,son baccalauréat et, en devenant pion à Lyon, de conquérir sa licence en droit. Après quoi est venue la réussite:avocat,député,sénateur,plusieurs fois ministre,deux fois président du Conseil.
--Comment ne serais-je pas républicain, demandait-il quand la République m'a permis d'être ce que je suis?
La sincérité de son attachement à la République n'est pas niable.A Vichy, face à la camarilla maurassienne qui assiégeait le vieux maréchal , Laval s'est vu considéré comme une bête curieuse. Les journaux pro-allemands de Paris moquaient et dénonçaient celui qu'ils surnommaient par dérision le Républicain musclé.
L'autre passion de Pierre Laval,c'est la paix.Ce paysan ressent une horreur instinctive de la guerre.Il est bien plus que pacifique:pacifiste. S'il a milité longtemps dans les rangs du parti socialiste, c'est que celui-ci se proclamait le parti de la paix. Pendant la Grande Guerre, il a souhaité l'arrêt des hostilités: il a cru possibles des conversations en Suède entre socialistes des deux camps. Après l'armistice,il s'est voulu le disciple passionné de Briand,parce que Briand voulait déclarer la paix à l'Europe. Toute sa politique,en 1935,quand il est président du Conseil,tend à éviter la guerre:il négocie avec Mussolini,avec Staline sans se préoccuper des idéaux ou des régimes de ses alliés éventuels.Il veut isoler l'Allemagne:
--Moi,j'aurais négocié avec le diable!
A son avocat Albert Naud,il dira:
--Rien ne justifie la guerre,qu'elle soit offensive ou défensive!
Naud, répliquant qu'on ne peut pourtant pas, en cas d'agression,tendre le cou au sabre de l'ennemi, Laval balaye l'objection jugée par lui<>:
--Comptez les morts, crie-t-il, chiffrez les ruines, appréciez les misères dont l'humanité souffrira pendant des siècles peut-être, et dites-moi sincèrement si tout, vous m'entendez bien, tout n'est pas préférable à une guerre! Je ne la voulais pas, moi, la guerre, à aucun prix, parce que je savais ce qu'elle contenait,gagnée ou perdue!
A Sigmaringen,écoutant la radio française évoquer le cas des " criminels de guerre"Laval, avec son accent auvergnat qui roule les R, lancera non sans humour:
--Moi, je serais plutôt un criminel de paix.
Ce pacifisme intégral explique beaucoup de choses.A commencer par sa politique pendant l'occupation.Assurément, il a cru,au début,à la victoire allemande. A Paul Morand, il a confié en août 1940:
--Pour les Anglais, c'est loupé. Il ne gagneront pas la guerre. Je n'ai aucun mauvais sentiment à leur égard, mais l'heure de l'Angleterre est passée. Quoi qu'il arrive,maintenant,elle perdra son empire. Demain, elle sera devenue une Hollande. Elle ne reprendra plus pied en Europe. Elle l'a quittée pour toujours en se rembarquant à Dunkerque. Elle n'a voulu partager le monde avec l'Allemagne et le monde va lui échapper; tout ce qui ne sera pas russe sera américain.
A? Yves-Frédéric Jaffré, dans sa cellule de Fresnes:
-- Que j'aie pu croire en 40 à la victoire de l'Allemagne ne surprendra et ne choquera que ceux qui ne veulent pas se rappeler ce qu'ils ont pensé eux-mêmes à ce moment-là.
-- Je voulais que la France continue à vivre.Parce que je voulais que la paix ne fût pas une paix de destruction pour mon pays.
Au procès Pétain:
-- Si je me suis trompé,si les évènements ont été autres que ceux que j'avais prévus,que la logique faisait prévoir,eh bien!je vous dirai une chose:je vous dirai que la France, quand il s'agit de son destin et de sa vie,doit avoir un jeu complet,qu'il ne doit pas lui manquer une seule carte dans la main et, même si la carte de l'Allemagne était incertaine, même si elle était mauvaise,parce que c'était une carte, il fallait qu'elle soit dans le jeu de la France. De Gaulle faisait la politique de l'autre côté.Il avait raison!...

épublicain>A Sigmaringen,dans le salon bleu du Kaiser, Jacques Guérard regarde toujours l'homme à la cravate blanche. C'est vrai: il s'est ancré dans la certitude du triomphe d'Adolf Hitler. Jusqu'au-delà du possible et du raisonnable. Pas de double jeu pour Pierre Laval. A Sigmaringen,il lui advient encore de se demander si, malgré tout, les Allemands ne vont pas, une fois de plus, reconquérir la supériorité des armes.
Laval tire sur sa cigarette et,ses lourdes paupières à demi baissées,rêve un long moment.Yalta, ou la fin des illusions. Il connaît trop bien Staline--l'homme d'?tat étranger que peut-être il admire le plus--pour se méprendre sur le sens de la Conférence.
--Churchil a compris depuis longtemps, mais il manque de courage civique; il n'osera pas se déjuger. Roosevelt est un novice; il comprendra dans deux ans qu'il a fait le lit du bolchevisme...
Un nuage de fumée.Puis:
--Quant à moi,je ne regrette rien. J'ai maintenu la France hors de la guerre,je lui ai conservé toutes ses chances. Lequel de mes prédécesseurs pourrait tenir le même langage?
Depuis qu'il a quitté la France,telle est l'obsession de Pierre Laval:justifier la politique de collaboration qu'il a menée pendant quatre ans. Peut-être aussi se justifier à ses propres yeux.
Ce jour là,Jacques Guérard l'entend dire, avec un mélange de fierté et d'amertume:
--Briand n'aurait pas pensé autrement que moi.Mais il n'aurait pas fait lui-même ma politique: il l'aurait fait faire. Il ne serait pas ici.
Au mois d'août 1944, peu s'en était fallu,à Paris,que Pierre Laval réussisse son ultime --et plus audacieux-- pari diplomatique.
Les Américains approchent,les lourds camions camouflés de la Wehrmacht évacuent archives,matériels et ces auxiliaires féminines que les Français appellent les "souris grises". Soudain,la nouvelle court la capitale affamée,privée de journaux,d'électricité et--à certaines heures-- d'eau. On se téléphone,on se récrie. L'étudiant que j'étais a appris la nouvelle chez son coiffeur:
Laval a ramené Herriot à Paris.Ils vont réunir l'Assemblée nationale. Elle sera en place pour accueillir les Américains.
On ne veut pas y croire.Un bobard de plus!Rien de plus vrai pourtant: Otto Abetz, ambassadeur d'Allemagne à Paris,laisse faire. Cela ne durera ghère. Courroucé par ce retour au "parlementarisme", Marcel Déat--Chef du fantomatique Rassemblement National Populaire--s'en va tout droit dénoncer le "complot" à Himmler,chef suprême des SS?lequel fait sur-le-champ arrêter Herriot et ordonne le "transfert" de Laval à Belfort.
Le 17 août 1944, vers 23h30,à l'hôtel Matignon, sonne l'heure du grand départ.Dans la cour, plusieurs voitures attendent, dont la grosse Delahaye noire de Laval.Les huissiers brandissent des bougies.Mme Laval,les cheveux couverts d'une écharpe grise,monte la première en voiture.Laval attend quelques secondes sa fille Josée,partie lui chercher sa pelisse qu'il a , malgré la chaleur lourde de ce mois d'août,réclamée instamment. Dès que Josée reparaît,il l'étreint.Par deux fois,la jeune femme revient vers son père pour l'embrasser.La portière se referme sur Pierre Laval. Jamais plus,Josée ne reverra son père en liberté.
Derrière la Delahaye,s'est avancée une énorme Packard noire décapotable.Blindée comme la Delahaye,elle était naguère celle de Darlan. Les deux fonctionnaires chargés de la surveillance et de la protection de Laval,Marcel Delattre et Gérard Rey,y ont pris place.Dans le coffre et sur la banquette arrière,s'entassent les bagages du Président:un grand nombre de valises auxquelles s'ajoute un véritable arsenal: plusieurs mitraillettes, des pistolets et revolvers de tous calibres.
D'autres voitures: celles des ministres qui ont choisi d'accompagner Laval,celles aussi des SS et de la Gestapo de l'escorte.Au moment où le convoi s'ébranle,une voix lance dans la nuit:
--Vive la France!
"Cette voix,m'a confié Gérard Rey, était celle d'Amédée Bussière,préfet de police.Le cri est repris par les assistants divers qui se pressent sur le haut du perron de l'hôtel Matignon,à la lueur des bougies...J'ajuste un chargeur de mitraillette,les yeux brouillés de larmes.Quelques voix chantent? La Marseillaise."
Belfort,pour Laval,signifie surtout un refus:celui de se rendre,avec ses ministres,à une convocation d'Adolf Hitler. Cheveux blonds,yeux clairs,Otto Abetz accourt pour l'adjurer de partir sur-le- champ.Refuser une invitation de Hitler? A Laval,le diplomate répète:
--Vous avez encore deux millions de Français en Allemagne.J'aime mieux vous dire que le Führer est capable de réactions effroyables...
Les yeux noirs brillent d'un éclat singulier. Abetz, le premier, détourne la tête. Pierre Laval lui a remis cette lettre:
-Monsieur l'Ambassadeur,
-Je viens de recevoir l'invitation du Chef de l'?tat Grand Allemand d'avoir à me rendre demain au Grand Quartier Général.
-Vous savez dans quelle situation se trouvent actuellement le Maréchal et le gouvernement français,en raison des conditions dans lesquelles ils ont été conduits à Belfort.
-Je suis ainsi placé par les circonstances dans l'impossibilité morale d'aller au Quartier Général. Un tel voyage apparaîtrait aux Français en contradiction avec l'attitude que j'ai adoptée et que je vous ai fait connaître et ils ne comprendraient pas à quel titre j'effectuerais le déplacement.
-La loyauté dont j'ai toujours fait preuve en poursuivant une politique que j'ai jugée la meilleure pour mon pays est trop connue pour qu'on puisse interpréter mon attitude présente comme un revirement de cette politique.
-Elle me donne d'autre part la certitude que le Chef de l'?tat Grand Allemand comprendra les raisons? profondes qui me dictent cette réponse.
-Je vous prie d'agréer ,Monsieur l'Ambassadeur,les assurances de ma haute considération.

?Pierre Laval

N'ont? en définitive accompli le voyage de Rastenburg, au "Repaire du Loup" là même où a échoué l'attentat du 20 juillet que Fernand de Brinon,l'ancien "délégué général" du gouvernement de Vichy à Paris; Joseph Darnand,chef de la Milice qui a prêté serment de fidélité à Hitler; Marcel Déat; Jacques Doriot,chef du Parti populaire français, et Paul Marion,secrétaire d'?tat auprès du Chef du Gouvernement. Si ce dernier a accompagné la délégation, c'est à la demande de Laval,désireux d'être informé quant aux véritables sentiments de Hitler.
Sans s'embarrasser de formules protocolaires,Ribbentrop, ministre des Affaires étrangères du IIIe Reich,a déclaré à Brinon, reçu en tête à tête.
-- Il n'y a rien à faire avec Laval.Il a refusé l'invitation à s'expliquer et maintenant il lui faut complétement lâcher la partie.
Quant à Hitler,recevant l'ensemble de la délégation, il s'est déclaré favorable à un gouvernement Doriot. Balayé,Pierre Laval. S'il faut en croire Marion,le Furher? aurait ajouté:
--Je dispose d'armes secrètes dont les V1 et les V2 ne vous donnent qu'une faible idée.Grâce à ces armes,je reprendrai l'offensive. Je jetterai les Anglo-Saxons à la mer. Ce sera terrible parce que cela se passera sur le corps de votre pays.J'en demande pardon,à vous, Messieurs,à la France et à Dieu!

Le lendemain de l'arrivée de Laval à Belfort, à 1 heure de l'après-midi,une Simca? 8 couverte de poussière s'est arrêtée devant la Préfecture.Un homme aux vêtements froissés, pas rasé, pas lavé, en est descendu. Les ministres Bonnard, Marion, Bichonne qui sortent à cet instant précis le regardent sans le reconnaître. Il faut que l'homme s'avance vers eux et se présente pour qu'ils admettent l'invraisemblable; il s'agit de Paul Néraud,le meilleur ami de Pierre Laval.Paraissant environ quarante-cinq ans, le teint bistre, très noir d'yeux de de cheveux,il porte une petite moustache noire. Son débit est un peu heurté.Que vient-il faire à Belfort?
Le médecin-lieutenant Schillemans,désigné un peu plus tard pour remplacer le docteur Ménétrel, médecin du Maréchal,sera frappé par l'indéniable ressemblance qui existe en Pierre Laval et Paul Néraud. Quand j'ai rencontré Néraud,j'ai moi-même cru voir un Pierre Laval plus jeune.?tait-il le fils de Pierre Laval? Presque toute la "colonie" de Sigmaringen s'en déclarera assurée. En fait,Néraud,s'il est né dans l'Allier--très précisément au Donjon,non loin de Chateldon--a vu le jour le 18 octobre 1896. Il m'a lui-même appris qu'il avait connu Laval à l'âge de seize ans,en 1912,alors que le jeune socialiste "Pierrot" se présentait à une élection partielle en banlieue. Le père de Néraud négociant en vins,lui aussi socialiste,avait fortement appuyé la campagne de Laval. Ainsi s'était créée,entre les deux familles,une étroite amitié. A la mort du père Néraud ,Laval avait aidé Paul à reprendre en mains l'affaire de vins familiale.
Paul Néraud n'oubliera jamais ce soir de l'été 1944 où, convié à dîner par Laval à Matignon,il avait trouvé un homme amer et désabusé devant l'échec redouté de son ultime manoeuvre:
--Il ne faut jamais compter sur personne,et je sais fort bien que si le sort m'était contraire,je serais un jour abandonné par mes meilleurs amis.
Néraud s'est exclamé que lui,en tout cas,ne l'abandonnerait pas.

Dès qu'il a appris le départ de Laval pour Belfort, Néraud n'a pas hésité: il le rejoindra.Pierre Laval a laissé entre ses mains des lettres importantes de Winston Churchill,Staline et Roosevelt. Raison de plus pour prendre la route et les lui porter.En tant que négociant en vins,Néraud dispose d'un ausweiss. Il part. Il lui faut traverser le ballon d'Alsace, où grouillent les Résistants.Il subit le bombardement de Saint-Dié,celui de Saint-Dizier, parvient malgré tout à Belfort.
Quelle émotion,pour Pierre Laval,en voyant surgir son vieux camarade! Les deux hommes s'étreignent.C'est juré: Néraud ne quittera plus Laval.

Le soir du 6 septembre 1944,à la Préfecture de Belfort,le conseiller allemand Hofmann demande audience à Laval. "Long,large,obséquieux,envahissant", il est porteur d'une grave nouvelle: le président Laval va devoir quitter Belfort. Croyant être aimable Hofmann s'ébroue et explique: L'ordre est venu de nous préparer au départ pour demain matin; je ne puis vous dire où nous allons, l'ignorant pour le moment moi-même,mais je crois qu'on vous emmènera dans un pays qui vous rappellera l'Auvergne!
La seule réponse de Laval:silence et mépris.
Mme Pierre Laval a fait savoir qu'elle suivrait,quoi qu'il advînt, le sort de son mari.Il en a toujours été ainsi.Laval? a épousé Jeanne Claussat à vint-six ans."Pierrot" venait d'obtenir sa licence en droit et, après avoir adhéré au parti socialiste,allait s'inscrire au barreau. Jeanne était,elle aussi, de Chateldon
où son père cumulait les fonctions de médecin,maire et conseiller général.Son frère était député socialiste. Ce mariage a marqué la première promotion sociale de Pierre Laval. Brune,robuste,simple,le visage rond et souriant,Jeanne s'est révélée l'épouse idéale: compagne,collaboratrice, conseillère."Pierrot" était pion quand elle l'a épousé; avec lui, elle est allée à Matignon. Ils étaient pauvres; ensemble,ils sont devenus riches.Leur union s'est encore resserrée autour de leur petite fille Josée,née en 1911.
Après la réussite, le fils de l'aubergiste et la fille du médecin de campagne sont revenus à Chateldon et tous les deux ont racheté le vieux château qui domine le village.Ils l'ont passionnément aimé.Au vrai,ils se ressemblent:Pierre et Jeanne sont toujours restés des terriens auvergnats.
Devenue assez forte,quelques fils d'argent se mêlant à ses cheveux châtains,avec ses robes grises, ses manteaux stricts et ses talons plats, on la prendrait pour la femme d'un notaire de la campagne.Quelques jours auparavant,elle se sentait sûre que "Pierre arrangerait tout".Maintenant,une sourde inquiétude a commencé à la tarauder. L'idée seule de quitter son pays la déchire.Pierre pourra-t-il s'expliquer devant les nouveaux gouvernements de la France,se justifier, les "mettre dans sa poche", comme il l'a fait avec tout le monde?
La calme Mme Laval ne tient plus en place.Dans la soirée du 6 septembre,le préfet Lalanne la voit "très émue". Elle lui dit:
_ Si les Français pouvaient arriver cette nuit,avant que les Allemands nous emmènent... C'est affreux d'être ainsi arraché à son pays...
Elle ne semble pas se douter que l'arrivée des Français signifierait pour son mari l'arrestation et l'incarcération immédiates.?
Une nuit chaude enveloppe Belfort. Au loin,la canonnade. Laval sait que,le lendemain,il devra se lever très tôt.Mais il ne se résout pas à aller se coucher.Dans un salon de la Préfecture,le préfet Lalanne et quelques-uns de ses collaborateurs intimes l'entourent. L'un d'eux,avec quelque embarras avise le P>résident qu'il ne le suivra pas en Allemagne.Il entend "se soustraire aux autorités allemandes et tenter de passer en Suisse". Laval hoche la tête.D'un grognement, il approuve:
_ Je partirais bien avec toi,mais je suis trop voyant! C'est fini.J'ai tout perdu.Mais il n'y a pas de quoi avoir honte. Il y a plutôt de quoi être fier.Si je ne puis jamais expliquer ma ma politique,cela m'est égal.D'autres parleront, ceux qui m'ont suivi et deviné alors que devais agir en silence,la bouche cousue...
Cet homme d'ordinaire peu expansif, a un geste inattendu: il prend les mains de son collaborateur et les serre longuement. Ses yeux sont humides.
Le 7 septembre 1944, 6h30.Le chauffeur du Président,Jacques Boudot, a pris place au volant de la Delahaye noire. Une voiture qu'il connaît bien.Numérotée 5939 NH 5, elle pèse 3 tonnes et demie.Dotée d'un réservoir de 100 litres, elle été carrossée et blindée par Chapron.Boudot la conduit depuis 1940.Ce colosse au visage rond et rieur,aux yeux noirs et malins, entré comme chauffeur,en 1928,au service technique et automobile de la Préfecture de Police, s'est, en juillet 1940,retrouvé à Vichy après l'exode.Il est allé se mettre à la disposition de la police locale.Comme il livrait ses références au commissaire, ce dernier a décroché le téléphone qui sonnait,a écouté un instant,puis:
Un chauffeur pour Laval? Mais j'ai ce qu'il vous faut! Ici,dans mon bureau!
Boudot est allé se présenter.Quand Pierre Laval a su que Boudot était originaire d'Abrest,petit village à quelques kilomètres de Chateldon,il s'est récrié:
-Un Auvergnat? C'est pas vrai!
Bien entendu, il l'a gardé. Pour Biudot, Laval est devenu "le patron".A force de s'identifier au Président qu'il conduisait, Boudot a même été arrêté et provisoirement révoqué le 13 décembre 1940! Des centaines de fois, Boudot a accompli les trajets Vichy-Paris et Paris-Vichy.Il en profitait d'ailleurs pour bourrer les caissons blindés de correspondances clandestine entre les deux zones: jusqu'à trois mille lettres.Un jour Laval d'un ton bonhomme,a demandé:
-Dites, Boudot,vous ne passez rien en fraude,hein?
- Jamais rien,Monsieur le Président.Vous pensez!
Ils se regardaient sans rire.Mais nul n'a jamais su lesquels, des yeux noirs de Laval ou des yeux de Boudot pétillaient le plus.?

Dans la cour de la Préfecture de Belfort, Otto Abetz,visiblement fort ennuyé d'être là, attend près de Laval et de son épouse.Laval tire un papier de sa poche et,tourné vers celui qui fut, à Paris, l'ambassadeur de la collaboration, il se met à lire:
" Au mois d'avril dernier,donnant des instructions aux préfets et aux fonctionnaires en cas de débarquement des forces armées alliées, je leur avais demandé de rester à leur poste,quoi qu'il advienne. Ils m'ont obéi. Certains ont payé de leur liberté, et parfois de leur vie, leur obéissance à cet ordre.Il me semble avoir mal agi, comme un capitaine de navire en perdition qui ordonnerait à ses matelots de rester à bord alors que lui s'en irait. Il n'a pas le droit de dire à ses hommes: "Restez pendant que je vais partir." Peut-être comprendrez-vous mieux la protestation que je vous renouvelle ce matin..."
Pierre Laval s'arrête.Surpris,Otto Abetz relève la tête qu'il tenait obstinément baissée; visiblement Laval est ému, Il se reprend:"... à l'heure où vous m'obligez..." Un arrêt encore. Puis"... à quitter le sol de ma patrie." Il affermit sa voix:" Lorsque j'étais à la tête du gouvernement,je connaissais les risques que j'assumais, je les acceptais avec un sentiment du devoir vis-à-vis de ceux qui ont obéi à mes ordres.Je les acceptais pour donner à tous les français cette nouvelle preuve de l'amour que je porte à mon pays."
C'est fini.Abetz ne dit mot.Mme Laval s'est engouffrée la première dans la voiture.Pierre Laval s'assied à sa droite.Boudot referme la portière et s'installe à l'avant,à droite:le volant de la Delahaye,traditionnellement,est de ce côté.
Cette fois,c'est l'Allemagne,la vraie.Le soir venu,on s'arrêtera à Fribourg-en Brisgau. La ville allemande a beaucoup souffert des bombardements. Les Français y séjourneront deux jours. En attendant les instructions.Le conseiller Hofmann n'a pas menti à Laval:il ignore où seront conduits les exilés. Renthe-Fink n'en sait pas davantage.Et s'il multiplie les appels téléphoniques à Berlin,c'est que Berlin,en fait, ne sait pas non plus où l'on accueillera Pétain et Laval!
L'hôtel, visible annexe de la Gestapo,est littéralement grouillant de diplomates,journalistes,politiciens, évacués de France par les Allemands.
?Laval, cigarette aux lèvres,erre silencieusement dans les couloirs et les salons.Il n'entame pas le premier la conversation.Si d'aucuns l'approchent le questionnent,il répond: phrases courtoises, mais brèves.
C'est à l'étape de Fribourg-en-Brisgau, dans la soirée du 7,que Renthe-Fink annonce que Laval et les ministres se rendront le 9 à Sigmaringen où le Maréchal les aura précédés la veille.
Aussitôt, on se penche sur des cartes.Sigmaringen? L'exil,ce sera donc cela? Remonté dans sa chambre,Laval en surgit un instant après,ameute le service d'ordre, alerte Renthe-Fink,Hofmann,d'autres:
-- J'ai oublié ma pelisse à Belfort!
Il y a ,chez les Allemands,des sourires mal dissimulés. Vraiment ,ces Auvergnats méritent leur réputations.Laval insiste tant et tant qu'on l'autorise à téléphoner au préfet de Belfort. A Jean Lalanne,obtenu enfin bout du fil,il donne les instructions nécessaires.
Le 8,tandis que le Maréchal se met en route, une voiture arrive de Belfort qui apporte à Laval sa chère pelisse.Elle est en drap gris foncé.Le col de fourrure est gris noir,avec des? reflets fauves.Ce qu'ignorent? les Allemands, c'est que la doublure contient une capsule de cyanure de potassium. C'est à elle que tient tant l'ancien vice-président du Conseil de Vichy.Pas la pelisse. Le poison demeure,pour Pierre Laval ,l'ultime recours.
Le 8,cependant que Pierre Laval se promène dans la ville,il adore marcher,les sirènes l'obligent, avec Jeanne, à gagner un abri. L'alerte terminée,le groupe des français se met en devoir de regagner l'hôtel. Dans le ciel, le vrombissement d'un avion inquiète soudain Gérard Rey: vingt-neuf ans, méridional,mince,gai,brun aux cheveux frisés.Il aperçoit Mme Laval isolée au milieu d'une place, s'élance vers elle,l'attire à l'abri d'un porche. Deux secondes après,l'avion pique et mitraille le centre de la place.
De nouveau,le 9 septembre au matin,Boudot prend le volant de la Delahaye. Il fait très beau. Au moment du départ, nouvelle alerte. Les voyageurs jaillissent des voitures et courent vers les abris. Au moment où Rey va s'abriter lui-même,il aperçoit Mme Laval, flegmatique,demeurée à sa place dans la Delahaye. Il se précipite pour lui ouvrir la portière.Elle secoue la tête,négativement,et montre la cigarette,une gitane, qu'elle vient de tirer d'un paquet:
_Donnez-moi plutôt du feu,mon petit.
Le fonctionnaire s'exécute tandis que commence un nouveau mitraillage.
Fin d'alerte.On part. Direction: Sigmaringen. Mme Laval, appuyée sur les coussins,considère le paysage
las et irrité. Laval,assis sur l'extrême bord de la banquette,s'agrippe à l'anse de la cordelière qui pend sur la droite. C'est la manière,depuis des années,de voyager du Président.
-C'était mieux pour son ulcère,m'a expliqué Jacques Boudot. Souvent le Président sifflotait,lèvres jointes.Dans ce cas,il ne fallait pas le déranger...
Quand Laval se laisse glisser en arrière, c'est qu'il dort. Pendant ces petits sommes,Boudot en profite pour appuyer sur l'accélérateur. Un craquement d'allumette l'avertit que le patron s'est réveillé.
?Au début de l'après-midi, la Delahaye se range dans la cour du château des princes de Hohenzollern. A " l'étage d'honneur" qui leur est affecté,les Laval doivent traverser un grand nombre de salles et de salons. "Lui, me dit Gérard Rey,fait la tête. Elle, gonfle les joues et sa main esquisse un geste de dérision pour le décor ostensiblement princier,mais combien lourd!"
L'appartement des Laval se compose avant tout d'un immense salon parqueté. L'épouse de Louis-Ferdinand Céline,danseuse de son métier_elle et lui sont logés dans un hôtel de la ville_demandera à Laval l'autorisation d'y venir danser chaque matin. Ce à quoi Laval consentira bien volontiers:que ferait-il de cette salle de bal? Encore un salon,avec lequel communique la salle à manger d'apparat. Au fond du salon,la porte de la galerie:celle d'un salon-bureau colossal,tendu de velours rouge,par lequel on accède directement à un petit bureau tapissé de soie bleue et garni d'un mobilier Empire. Sans hésiter, Laval répudie le salon rouge et adopte le bureau bleu. C'est Rey qui héritera du salon rouge,où il s'installera de façon à se trouver toujours prêt à répondre à un appel du patron. En outre,il pourra poursuivre,dans une position stratégiquement favorable,sa mission de protection.
Face à la porte du salon rouge,dans la galerie, une chambre est attribuée à l'ambassadeur Charles Rochat,secrétaire général des Affaires étrangères. Tout au fond, une autre chambre,dont les fenêtres ouvrent sur le Danube,devient celle des Laval. Lit à baldaquin,tentures de soie grise. Comme partout,des moulures,du stuc,du marbre, une cheminée en forme de monument. Là, Mme Laval écoutera, chaque jour pendant de longues heures,les émissions de radio suisses et françaises.Prolongeant la chambre des Laval,un petit salon communique avec le bureau de Pierre
Laval. En définitive,de ce gigantesque appartement d'honneur, les Laval n'habiteront guère que trois pièces: la chambre,le petit salon,le bureau bleu.
Les ministres français ont été, eux aussi,accueillis au château mais,d'eux-mêmes,se sont rangés en deux camps.Le premier: ceux pour qui le "voyage" allemand n'a rien changé.Ceux qui croient toujours à Hitler, à la collaboration, à l'Europe nouvelle.Ils s'organiseront,conformément aux désirs allemand,en "délégation gouvernementale" avant d'adhérer à l'ébouriffant "Comité de la libération française" de Jacques Doriot. Ceux-là sont logés dans l'aile basse du château. Il y a là Marcel Déat et sa femme,Joseph Darnant et sa femme, l'ambassadeur Fernand de? Brinon, le géréral Brinoux_ ultra collaborationniste,l'un des officiers généraux, avec l'amiral Platon,les plus "engagés" et, un peu plus tard,Jean Luchaire et sa femme.
Les autres ministres,à l?exemple du Maréchal et de Laval, se considèrent comme prisonniers. On les appellera bientôt? assez drôlement les ministres dormants. Eux sont logés au même étage que Laval,mais séparés de lui par l'immensité des couloirs et des salons. Ce sont Jean Bichelonne,ministre de la Production industrielle,Maurice Gabolde,garde des Sceaux, Pierre Mathé,secrétaire d'Etat à l'Agriculture,et Paul Marion qui,après avoir présidé les Waffen SS français,est devenu "tiède". Abel Bonnard, ministre de l??ducation nationale,pour ne quitter ni sa vieille mère ni son frère Eugène, a préféré louer une petite maison en ville. Quand Jacques Guérard arrivera en Suisse, au début de novembre,il sera comme Rochat logé au même étage que les ministres dormants.
Dès 8 heures,
Pierre Laval pénètre dans son bureau.Il dort peu,très peu.Dès le matin,il lit. Il lira encore à minuit.Il rédige des notes sur sa politique.Il tâche vaguement d'apprendre l'allemand avec Rhénane mariée à un officier français mais n'arrivera jamais à prononcer correctement une seule phrase.
A 10 heures,Guérard et Rochat vieille habitude de Vichy se font annocer.Si le Président est occupé réception de familiers,écoute la radio, ils attendent dans l'immense salon.Apès quoi,ils sont introduits auprès du "patron". "Nous parlions une heure, une heure et demie,me dit Jacques Guérard. Nous commentions les nouvelles captées aux diverses radios. Nous essayions de prévoir le cours événements On parlait aussi des petites histoires du château ,de la qualité de la nourriture qui ne plaisait à personne,étant donné l'art diabolique des cuisiniers allemands pour transformer le goût des mets les plus naturels."
Quand Guérard et Rochat le quittent vers 11 heurs ou 11 heures et demie, Laval s'en va prendre son chapeau et sa canne:une canne noire,mince, de celles que l'on voit,sur les gravures, aux éléphants de la Belle ?poque.Il ne peut s'en passer.On traverse la ville de Sigmaringen,devenue plus insensé des conglomérats franco-allemands. On croise des miliciens et leurs familles,des fonctionnaires trop compromis,des journalistes,des militants des partis collaborationnistes. Un mode bavard,futile, poursuivant en exil d'éternelles discutions partisanes:la "communauté réduite aux caquets", dit Alain Laubreaux, ex-critique théâtral de Je suis partout. Hommes,femmes, enfants,s'entassent dans les hôtels Lowen , Baren,Donau, Krone.Dans chaque chambre, quatre,cinq,six réfugiés. Les écoles et le gymnase servent de dortoirs.Ceux qui n'ont pas trouvé à se loger passent la nuit dans la salle d'attente de la gare de la ville, nuit démentielles superbement dépeintes par Céline. Vacarme effroyable, trains déversant les troupes,réfugiés de l'Est et prostituées.
" Toute la buvette entonne en choeur? Marlène ! la ! la! sol dièse! à trois..quatre voix! passionnément! et enlacés...à la renverse plein les fauteuils!.. à trois sur les genoux du pianiste." Un grouillement de "Monténégrins, Tchécoslovènes, Armée Vlassov, Balto-Finnois,troubades des Macédoines d'Europe!... Que ça pige pas! que ça chante! branle! roule!" Au milieu de de tout cela,des petits gars de Belleville,de Brest ou de Montpellier se demandent ce qu'ils font là.
Au début,les Laval partent se promener ensemble,Gérard Rey ou Marcel Delattre les accompagnent. A mesure que passeront les semaines,le rythme des promenade se modifiera. Si Laval sort,Mme Laval reste au château. Et réciproquement. C'est qu'il existe dans les bagages une valise singulièrement précieuse. Elle contient vingt millions de francs en billets de banque. Ce sont des fonds secrets que Laval s'est fait remettre à tout hasard à son départ de France.
A 13 heures, c'est le déjeuner. Les premiers jours,au grand dam de Mme Laval que ces "honneurs" rendent de plus en plus maussade,la table est dressée dans la salle à manger d'apparat. Aux trois couverts de Laval, de sa femme et de Rochat,s'ajoutera celui de Renthe-Fink. Le maître d'hôtel "parlant français" sert avec une solennité toute princière."Les pommes de terre cuites à l'eau arrivaient sur de magnifiques plats d'argent", contera Mme Laval qui,à la fin de l'exil,aurait pu composer un traité sur les mille et une manières d?accommoder le chou. Atmosphère compassée. Propos auxquels la présence du diplomate allemand ôte toute spontanéité. Conversation languissante. Le quatrième jour, Mme Laval se fâche. Elle refuse de paraître à table.Renthe-Fink comprend. Il ne reparaîtra plus.
Dès lors,Laval et sa femme pourrons prendre leurs repas seuls dans le petit salon qui sépare leur chambre du bureau bleu du Président. Quel soulagement pour ce dernier! Plus besoin de "faire des manières",de veiller à ses façons de se conduire à table.Malgré les objurgations de Jeanne, il n'a jamais su se corriger de certaines habitudes: il englouti par exemple son potage avec un bruit de cyclone.L'une de ses amies m' confié conserver un souvenir "épouvanté" d'un déjeuner où Laval avait mangé des écrevisses à la nage.
Dans l'après-midi,vers 4 heures, nouvelle promenade. Laval s'attarde de moins en moins dans les rues de Sigmaringen qu'il quitte rapidement pour la campagne toute proche. Parfois,des Français le saluent. Il soulève courtoisement son chapeau. Rares sont ceux qui se hasardent à l'aborder.Un jour,c'est le cas de Louis-Ferdinand Céline. Hâve,hirsute, vêtu de deux canadiennes superposées,crasseuses et trouées, coiffé d'une casquette de toile de graisseur,portant en bandoulière une musette dans laquelle son chat Bébert semble se trouver à merveille,Céline apostrophe Laval:
Avec Laval,"les promenades,se souvient Gérard Rey, sont toujours des marches.Les gros souliers, la canne paraissent mener Pierre Laval dans ses rêveries. Nous marchons souvent de longues minutes sans nous dire un mot, mais toujours d'un bon pas".
Parfois le Président se met à siffloter,lèvres closes.Aucun air. Deux ou trois notes éternellement répétées.Signe,chez lui,d'intense réflexion.
"Un détail de la vie paysanne lui rend la parole." Dans les travaux des champs,tout le passionne.""Il louche avec envie vers les installations et le matériel agricoles généralement perfectionnés et importants." Un jour,sans rire,il lance:
_J'ai manqué ma vie.J'aurais dû élever des cochons. J'aurais gagné autant d'aépublicain>rgent.
On rentre au château à la nuit tombée.Il n'est pas question de promenades plus lointaines.Pour Laval, on n'a prévu aucun "véhicule à essence autorisé". La Gestapo le surveille étroitement. Au procès Pétain,il expliquera:
_ J'étais le seul qui ne pouvais pas circuler hors de Sigmaringen. Le Maréchal avait une voiture qui lui permettait d'aller se promener aux environs; les ministres pouvaient aller dans les villes qui leurs plaisaient. Moi, je ne devais pas quitter Sigmaringen.
Il n'obtiendra qu'exceptionnellement l'autorisation de ce rendre à Constance.Une seule fois.Cette rigueur qui pèse sur lui et pèsera de plus en plus est corollaire direct de son refus d'exercer toute activité politique. Dès le début du séjour,il a convoqué Brinon et,"d'un ton péremptoire", lui a signifié qu'il ne voulait en rien être mêlé à l'action de la "Délégation gouvernementale".
?????? Que mon nom ne soit jamais prononcé,ni surtout imprimé!
Aux membres de cette Délégation,il ne parle pas.S'il rencontre Déat à la bibliothèque,il ne lui adresse qu'un salut "distant et glacial". A Berlin,on sait tout cela.Ce n'est pour faire remonter les actions de Pierre Laval.
Le président de la Haute Cour de Justice Louis Noguères qui,par ses fonctions, a eu accès aux dossiers des procès Pétain et Laval, a défini le rôle exclusivement passif joué par Pierre Laval à Sigmaringen:"Je puis dire,parce que telle est la vérité,qu'à partir du moment où Pierre Laval quitte la France,on ne trouve plus,dans aucun dossiers de la Haute Cour de Justice,trace d'une action,d'une déclaration, d'une démarche quelconque effectuée par lui auprès de quiconque dans un rapport quelconque avec la la situation politique dans le monde."Et encore:"A Sigmaringen,Pierre Laval n'a participé ni à une activité politique de la Délégation gouvernementale ni à la moindre manifestation organisée par elle."
De ce silence,Pierre Laval ne sortira qu'une fois pour écrire une lettre,"seul document,dit Louis Noguères, parmi les milliers que j'ai examinés".Elle est adressée au Maréchal à l'étage au-dessus et datée du 8 octobre 1944:
"Monsieur le Maréchal,
"J'ai pris connaissance d'un article paru dans la Tribune de Genève que je crois devoir soumettre à votre attention.
"J'aurais,d'après cet article,envisagé,en compensation de la perte de L ' Alsace et de la Lorraine, l'annexion de la Wallonie.Ce serait, toujours d'après l'auteur de l'article,la raison de ma disgrâce du 13 décembre 1940.

"En d'autres temps,j'aurais négligé une allégation aussi fantaisiste,mais en ce moment,je saurais l'admettre.
Je n'ai jamais reçu du gouvernement allemand un tel projet et je n'ai donc pu le soumettre à votre examen et à votre approbation.
Je vous serais reconnaissant de le constater.
Si une telle proposition m'avait été faite,je l'aurais d'ailleurs spontanément et naturellement repoussée en la jugeant contraire aux traditions de la France et à ses intérêts.
Je vous prie d?agréer,Monsieur le Maréchal,l'assurance de mon respect.

Pierre Laval

Le même jour, le Maréchal a répondu:
Monsieur le Président,
Je viens de lire l'article paru dans la Tribune de Genève que vous m'avez communiqué.
Je vous confirme volontiers que vous ne m'avez jamais fait part d'aucune proposition du gouvernement allemand concernant l'éventualité d'une annexion de la Wallonie ou de telle autre portion de territoire de langue française.
Si une telle proposition avait été faite, comme vous même,je l'aurais repoussée.
J'aurais,en effet,considéré que le projet,contraire à tous les principes de la politique française,constituait une offense à l'égard de pays auxquels nous sommes liés par une traditionnelle amitié.
Veuillez agréer,Monsieur le Président,l'expression de mes sentiments très distingués.

???????????????????????????????????????????????????????????????????????????? Philippe Pétain. ?????????????

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